Télécoms : bataille rangée autour du Digital Networks Act

Le Digital Networks Act divise l'Europe des télécoms : la Commission veut créer des champions, les alternatifs défendent la concurrence.

Télécoms : bataille rangée autour du Digital Networks Act

La Commission européenne prépare pour fin 2025 le Digital Networks Act, une refonte majeure de la régulation des télécoms. Mais l'opposition se cristallise déjà : opérateurs alternatifs et associations de consommateurs dénoncent un projet qui pourrait remettre en cause 30 ans de concurrence.

Une régulation historiquement favorable à la concurrence

La libéralisation des télécommunications européennes, lancée dans les années 1990, avait pour objectif de démanteler les monopoles nationaux historiques. Orange, Deutsche Telekom, Telefónica et leurs homologues ont dû ouvrir leurs infrastructures à des conditions tarifaires encadrées, permettant l'émergence d'opérateurs alternatifs comme Free, Bouygues Telecom ou encore 1&1.

Cette approche régulée s'appuie sur le principe d'accès wholesale : un concurrent peut louer, à prix régulé, l'usage des infrastructures d'un opérateur dominant pour proposer ses propres services. Le cadre réglementaire actuel, défini par le Code européen des communications électroniques (EECC), impose aux opérateurs disposant d'une position dominante de partager leurs réseaux cuivre, fibre et génie civil.

Un système qui a fait ses preuves

Les bénéfices de cette régulation sont mesurables. La France, souvent citée en exemple, affiche les meilleurs taux d'abonnements fixes supérieurs à 1 Gbit/s en Europe selon le classement de la Commission européenne. Cette performance découle directement du co-investissement dans la fibre optique et de la concurrence régulée.

L'accès wholesale a également stimulé l'innovation et maintenu des prix compétitifs. En zone rurale, où la duplication des réseaux serait économiquement irrationnelle, cette mécanique garantit qu'une dizaine d'opérateurs peuvent se disputer les abonnés, même sur l'infrastructure d'un seul réseau physique.

Pour les entreprises, l'accès régulé aux services de capacité dédiée ou à la fibre noire reste crucial dans des secteurs en pleine expansion comme le cloud computing ou l'intelligence artificielle.

La fronde des opérateurs alternatifs

Face aux intentions de la Commission européenne de créer des "champions européens" via le Digital Networks Act, l'opposition s'organise. Le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) et l'Association européenne des opérateurs télécoms alternatifs (ECTA) ont publié une déclaration commune dès novembre 2023, réitérée en 2024.

L'ECTA, qui regroupe notamment Bouygues Telecom et Iliad/Free, craint que l'assouplissement réglementaire ne reconstitue de facto les anciens monopoles. "La dérégulation renforcerait de manière disproportionnée le pouvoir de marché des opérateurs historiques au détriment des autres acteurs et des consommateurs", avertit l'association.

De son côté, l'ARCEP française utilise ses résultats nationaux comme contre-exemple. "La régulation a apporté stabilité et prévisibilité, mutualisation et efficacité, innovation et compétitivité des prix", martèle sa présidente Laure de La Raudière, en demandant d'appliquer cette recette éprouvée au cloud et à l'IA.

Les enjeux concrets du débat

Le conflit porte sur des mécanismes techniques aux répercussions économiques majeures. L'accès aux fourreaux, aux poteaux et aux points de mutualisation fibre conditionne la capacité des opérateurs alternatifs à déployer leurs propres réseaux ou à proposer des services concurrentiels.

La Commission européenne argue que la simplification réglementaire favoriserait les investissements dans les réseaux 5G et 6G, essentiels à la compétitivité européenne face aux États-Unis et à la Chine. Les opérateurs historiques soutiennent qu'une consolidation leur permettrait d'atteindre la masse critique nécessaire aux investissements massifs.

À l'inverse, les opposants au DNA redoutent qu'une dérégulation prématurée n'entraîne une stagnation de l'innovation, une hausse des prix et un ralentissement du déploiement, particulièrement en zone rurale où la rentabilité reste fragile.

Verdict attendu pour décembre 2025

La version finale du Digital Networks Act, initialement très ambitieuse, serait finalement moins radicale selon les dernières indications. La commissaire européenne Henna Virkkunen a récemment tempéré les attentes, admettant que "la taille ne fait pas tout" et qu'il fallait "un projet ambitieux mais qui obtienne le soutien des États membres et du Parlement".

Le texte devrait néanmoins simplifier de 50% les obligations de reporting des opérateurs et harmoniser certaines procédures d'autorisation transfrontalières. Reste à déterminer dans quelle mesure il remettra en cause les obligations d'accès wholesale qui ont forgé le paysage concurrentiel européen.

L'arbitrage final, prévu pour le 16 décembre 2025, déterminera si l'Europe privilégiera la consolidation industrielle ou maintiendra son modèle concurrentiel. Un choix stratégique qui dessinera le visage des télécoms européennes pour la décennie à venir.

Pour suivre l'évolution du dossier : Commission européenne - Digital Networks Act