Proton menace de quitter la Suisse face aux nouvelles règles de surveillance
Proton menace de quitter la Suisse face à un projet de loi renforçant la surveillance des télécoms sans contrôle judiciaire préalable.

Le géant genevois de la messagerie chiffrée Proton, fort de ses 100 millions d'utilisateurs, brandit la menace d'un départ de Suisse. En cause : un projet d'ordonnance gouvernementale qui imposerait aux entreprises technologiques de transmettre les métadonnées de leurs clients aux autorités, sans validation judiciaire préalable.
Une controverse née d'une révision réglementaire
Cette crise trouve son origine dans la révision de l'Ordonnance sur la surveillance de la correspondance par poste et télécommunication (OSCPT), mise en consultation publique le 29 janvier 2025 par le Conseil fédéral. Le projet, piloté par Beat Jans, conseiller fédéral en charge de la Justice et Police, vise officiellement à moderniser un arsenal juridique devenu obsolète face aux évolutions technologiques.
L'ordonnance crée une classification tripartite des entreprises selon leurs obligations de surveillance : minimales, restreintes ou complètes. Les sociétés dépassant un million d'utilisateurs ou 100 millions de francs de chiffre d'affaires annuel tombent automatiquement dans la catégorie la plus contraignante.
Proton a construit sa réputation sur la promesse d'une confidentialité absolue depuis sa création en 2014 au CERN. L'entreprise propose des services de messagerie, VPN et stockage cloud entièrement chiffrés, attirant journalistes, militants et citoyens soucieux de leur vie privée. Cette position de principe explique l'ampleur de sa réaction face au durcissement réglementaire suisse.
Un arsenal de surveillance renforcé
Le nouveau dispositif imposerait aux fournisseurs concernés de conserver les métadonnées de leurs utilisateurs pendant au moins six mois. Ces informations incluent les adresses IP, les destinataires des messages et la localisation des utilisateurs, mais excluent le contenu des communications. Plus contraignant encore, ces données devraient être transmises en continu au Service de surveillance de la correspondance par poste et télécommunication (SCPT).
Les délais de transmission seraient drastiquement raccourcis : un jour ouvrable maximum, réduit à six heures en cas d'urgence. Aucune validation judiciaire ne serait requise pour ces demandes, contrairement aux pratiques actuelles qui exigent un mandat pour accéder aux données personnelles.
La révision prévoit également que les entreprises suppriment les chiffrements qu'elles appliquent elles-mêmes, tout en préservant explicitement le chiffrement de bout en bout. Cette distinction technique inquiète les spécialistes, qui y voient une brèche potentielle dans l'architecture de sécurité globale.
Proton riposte par la délocalisation
Face à cette perspective, Andy Yen, PDG de Proton, a pris des mesures radicales. L'entreprise a gelé tous ses investissements en Suisse et annoncé le déploiement de 100 millions de francs en Allemagne et en Norvège pour développer son infrastructure d'intelligence artificielle Lumo. Cette somme représente une fraction des investissements prévus : Proton compte investir jusqu'à un milliard de francs dans la décennie à venir.
La société a anticipé cette crise en déplaçant dès 2021 la majorité de ses serveurs vers l'Allemagne et la Norvège. Seuls les bureaux genevois, qui emploient environ 150 personnes, et le siège social restent en Suisse. Cette stratégie de diversification géographique permet à Proton de maintenir ses services sans interruption tout en préparant un éventuel départ complet.
La structure récemment adoptée par Proton, avec la Fondation Proton comme actionnaire majoritaire à but non lucratif, facilite cette mobilité. Cette organisation protège l'entreprise des pressions externes et lui permet de préserver sa mission originelle de protection des données, indépendamment de sa localisation.
Une mobilisation du secteur technologique
Proton n'est pas isolé dans sa contestation. Threema, autre messagerie chiffrée suisse, partage les mêmes inquiétudes et envisage des actions communes. Infomaniak, référence de l'hébergement helvétique, s'oppose formellement au projet "en l'état" et réclame que toutes les demandes d'accès aux données transitent par un juge.
La consultation publique, close le 6 mai 2025, a suscité une opposition massive. Amnesty International Suisse qualifie le projet de "menace sans précédent pour la vie privée et les libertés fondamentales". Une pétition citoyenne réclamant l'abandon du texte a mobilisé plusieurs milliers de signataires.
Cette mobilisation révèle les enjeux économiques considérables. La Suisse a longtemps cultivé sa réputation de "data haven", attirant de nombreuses entreprises technologiques grâce à ses lois favorables à la protection des données. Le départ de Proton remettrait en question cet avantage concurrentiel historique.
D'autres entreprises du secteur observent attentivement l'évolution de la situation. Session, messagerie chiffrée récemment installée en Suisse après avoir quitté l'Australie pour des raisons similaires, pourrait reconsidérer sa stratégie. Cette dynamique menace l'ensemble de l'écosystème technologique helvétique, particulièrement les startups spécialisées dans la cybersécurité.
Répercussions pour les utilisateurs et l'économie
Pour les utilisateurs de Proton, les conséquences immédiates restent limitées. Les services fonctionnent normalement et l'entreprise maintient ses engagements de confidentialité. Cependant, l'adoption de la révision sans modification pourrait contraindre Proton à modifier sa politique de confidentialité ou à achever sa délocalisation.
L'impact économique dépasse le cas Proton. L'image de marque numérique de la Suisse, construite sur des décennies de stabilité politique et de respect de la vie privée, pourrait être durablement écornée. Les investissements détournés vers l'Allemagne et la Norvège illustrent déjà cette érosion de confiance.
La révision s'inscrit dans un contexte européen de renforcement de la surveillance numérique, mais la Suisse risque de perdre son avantage concurrentiel sans bénéficier des contreparties de l'appartenance à l'Union européenne. Cette équation délicate déterminera l'avenir de nombreuses entreprises technologiques établies en Suisse.
Le Parlement devra trancher cette question dans les mois à venir. L'issue de ce débat dépassera les frontières helvétiques, car elle pourrait créer un précédent pour d'autres juridictions tentées de durcir leur arsenal de surveillance. Entre impératifs sécuritaires et préservation des libertés numériques, la Suisse se trouve à un carrefour décisif pour son avenir technologique.
Comments ()