Proton défie Microsoft pour la souveraineté numérique de Polytechnique

Proton défie Microsoft pour la souveraineté numérique de Polytechnique
Crédit : Polytechnique

L'école Polytechnique prévoit de migrer l'ensemble de ses services numériques vers Microsoft 365, y compris la messagerie de ses laboratoires classés sensibles. Face à cette décision qui soulève des questions cruciales de souveraineté des données, la société suisse Proton a publiquement proposé de fournir gratuitement ses services sécurisés à la prestigieuse école militaire française. Une offre qui relance le débat sur l'indépendance technologique européenne dans un contexte où la maîtrise des infrastructures numériques devient un enjeu stratégique majeur.

Une décision controversée aux implications stratégiques

La migration prévue par Polytechnique inclut l'ensemble de ses services, jusque dans ses zones à régime restrictif (ZRR) où sont menés des travaux sensibles liés à la cybersécurité, au chiffrement ou à la quantique. Ces laboratoires relèvent du dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation, ce qui rend d'autant plus sensible le choix du prestataire numérique.

Initialement, cette réorganisation visait à mettre fin à la fragmentation des outils internes. L'option "Bleu" (Microsoft sur cloud français via Orange/Capgemini) a été écartée pour des raisons de délai, et l'école a privilégié une migration directe vers les services de l'éditeur américain. Cette décision, prise rapidement et en interne selon les sources, s'est retrouvée sous les feux des projecteurs après les révélations du média La Lettre.

Le problème majeur soulevé concerne le cadre juridique américain, notamment le Cloud Act. Cette législation permet aux autorités américaines d'accéder aux données hébergées par des entreprises américaines, même si ces données sont physiquement stockées dans l'Union européenne. Pour une institution rattachée au ministère des Armées, cette vulnérabilité potentielle pose question.

La réponse cash de Proton et l'enjeu de souveraineté

La réaction de Proton ne s'est pas fait attendre. Andy Yen, PDG de l'entreprise suisse, a directement interpellé Polytechnique sur LinkedIn :

"Chère Polytechnique, avant de devenir otage des géants de la tech, peut-être devriez-vous envisager ProtonMail ? Laissons de côté les questions d'argent – nous vous l'offrons gratuitement".

Cette proposition inclut l'ensemble des services Proton : messagerie chiffrée, stockage cloud (Drive), VPN et gestionnaire de mots de passe. L'entreprise accepte d'en supporter les pertes financières "afin de contribuer à la défense de la souveraineté européenne".

Bien qu'établie en Suisse – pays non-membre de l'Union européenne – Proton met en avant une vision alignée avec les principes européens de protection des données. L'entreprise bénéficie du statut de pays "adéquat" selon la Commission européenne, ce qui permet l'utilisation de ses services sans condition juridique supplémentaire. Ses données sont hébergées localement, soumises au RGPD et protégées par un chiffrement de bout en bout.

L'alternative Proton face aux géants américains

Proton s'est progressivement construit comme une alternative aux services des géants technologiques américains. L'entreprise a développé une suite complète d'outils numériques : ProtonMail (concurrent de Gmail), Proton Drive (alternative à Google Drive), Proton VPN, Proton Calendar et plus récemment Proton Docs, un éditeur de texte collaboratif positionné face à Google Docs et Microsoft Word.

La particularité de ces services réside dans leur approche centrée sur la confidentialité, avec un chiffrement de bout en bout systématique. Pour Proton Docs par exemple, "même les frappes au clavier et les mouvements du curseur sont cryptés". Cette offre est disponible selon plusieurs formules, de la version gratuite (avec 5 Go de stockage) jusqu'à l'abonnement Unlimited à 9,99€ par mois.

Cependant, certains observateurs soulignent que l'offre Proton reste moins complète que celle de Microsoft, notamment en matière de visioconférence et de messagerie instantanée. D'autres alternatives européennes existent également, comme la solution My'Suite de FactorFX ou Le Nuage Français d'Aquaray, proposant des services plus diversifiés à des tarifs compétitifs.

Une bataille qui dépasse le cas Polytechnique

Cette confrontation intervient dans un contexte de prise de conscience accrue des enjeux de souveraineté numérique. Ironie du calendrier, alors même que Polytechnique prépare sa migration vers Microsoft, le gouvernement français dévoile La Suite Numérique, une solution open source et souveraine hébergée sur des infrastructures certifiées SecNumCloud.

Le débat dépasse largement le cadre d'une seule institution. En février 2025, près d'une centaine d'entreprises technologiques européennes, dont Proton, ont signé une lettre ouverte appelant l'UE à renforcer ses infrastructures numériques autonomes. Andy Yen, PDG de Proton, y plaidait pour "des conditions de concurrence équitables, mais où l'avantage penche en faveur des entreprises européennes".

Le Conseil National du Logiciel Libre (CNLL) s'est également positionné fermement contre la migration de Polytechnique vers Microsoft 365, qualifiant cette décision d'"illégale et inacceptable". Par ailleurs, ce cas n'est pas isolé : même les données de santé des Français restent encore hébergées chez Microsoft via le Health Data Hub, malgré les réserves exprimées par la CNIL.

Une souveraineté numérique encore à construire

L'affrontement entre Proton et Microsoft autour de Polytechnique illustre parfaitement le fossé qui existe entre les discours politiques sur la souveraineté numérique et les décisions concrètes prises par les institutions publiques.

Si l'Europe souhaite réellement construire son autonomie stratégique dans le domaine numérique, elle devra dépasser les simples déclarations d'intention. La technologie derrière ces services "n'est pas sorcière" comme le souligne un commentateur, mais nécessite une véritable volonté politique et des investissements conséquents pour développer des alternatives crédibles et compétitives.