Orange, Free et Bouygues Telecom proposent 17 milliards d'euros pour dépecer SFR
Orange, Free et Bouygues proposent 17 Md€ pour racheter SFR/Altice France.

Le 14 octobre 2025, les trois rivaux historiques de SFR ont annoncé une offre commune non engageante pour acquérir l'essentiel des actifs d'Altice France. Cette manœuvre inédite pourrait redessiner la carte des télécoms françaises en transformant un marché à quatre opérateurs en un oligopole à trois acteurs renforcés. Mais l'audace de cette opération soulève autant de questions stratégiques que de défis réglementaires.
Une offre à trois têtes pour un opérateur en difficulté chronique
Selon le communiqué conjoint, Orange, Free-Groupe iliad et Bouygues Telecom ont déposé une offre non engageante de 17 milliards d'euros pour la majorité des activités de SFR en France métropolitaine. Cette valorisation, qui exclut les participations dans Intelcia, UltraEdge, XP Fibre, Altice Technical Services et les activités ultramarines, fait ressortir une valeur d'entreprise implicite totale de plus de 21 milliards d'euros pour l'ensemble d'Altice France.
La répartition prévue est chirurgicale. Bouygues Telecom et Free se partageraient l'activité B2B (entreprises), tandis que l'activité B2C (grand public) serait découpée entre les trois opérateurs. Les infrastructures critiques (réseau, fréquences) seraient également partagées, à l'exception notable du réseau mobile de SFR en zones rurales, qui échoirait à Bouygues Telecom. En termes financiers, Bouygues Telecom porterait environ 43% du montant, Free 30%, et Orange 27%.
Cette répartition reflète les ambitions respectives des trois acteurs. Pour Bouygues Telecom, qui compte 27,1 millions de clients mobile et 5,3 millions de clients fixe, l'acquisition du réseau rural de SFR et d'une part importante du B2B permettrait de combler ses faiblesses historiques en zones non denses. Free-Groupe iliad, avec ses 23,1 millions d'abonnés en France, chercherait à muscler sa présence B2B, un segment où il reste marginal. Orange, leader du marché avec 22 millions de clients haut débit fixe et 262 millions de clients mobile dans le monde, sécuriserait quant à lui sa position dominante tout en évitant qu'un concurrent ne devienne trop puissant.
Un parcours réglementaire semé d'embûches
L'opération annoncée par les trois opérateurs est techniquement une offre "non engageante", c'est-à-dire indicative. Elle est conditionnée à la réalisation de due diligences approfondies et à une évaluation financière confirmant les hypothèses initiales. Mais le véritable obstacle se situe ailleurs : l'approbation par les autorités de régulation.
L'Autorité de la concurrence et l'Arcep devront examiner si le passage de quatre à trois opérateurs majeurs en France ne risque pas de réduire la concurrence et de nuire aux consommateurs. Le précédent du refus, en 2019, de la fusion entre Orange et Bouygues Telecom reste dans toutes les mémoires. À l'époque, l'Autorité de la concurrence avait estimé que la concentration serait préjudiciable.
Toutefois, le contexte a changé. La Commission européenne a progressivement assoupli sa doctrine, admettant qu'un marché à trois opérateurs solides pouvait être préférable à un marché à quatre dont l'un est en quasi-faillite. Des fusions similaires ont été autorisées en Italie (Vodafone-Wind Tre) et en Autriche (T-Mobile-UPC).
Les trois opérateurs ont d'ailleurs anticipé l'objection réglementaire. Ils prévoient une période de transition durant laquelle les actifs non transférables immédiatement seraient gérés par une société commune s'appuyant sur les collaborateurs d'Altice, permettant une migration progressive des clients. Cette architecture vise à rassurer l'Autorité de la concurrence en garantissant la continuité de service et en limitant les licenciements massifs.
Selon une analyse de Jefferies, "l'approbation réglementaire reste le principal risque, mais les engagements comportementaux proposés par les trois opérateurs augmentent sensiblement les chances de succès".
Les enjeux stratégiques : au-delà du prix, la consolidation du marché
Au-delà de la valorisation financière, cette opération est révélatrice des transformations profondes du secteur des télécommunications en France et en Europe. Les investissements massifs requis pour le déploiement de la 5G, de la fibre et, demain, des réseaux 6G, rendent difficilement soutenable un marché à quatre acteurs dans un pays de 67 millions d'habitants.
Le communiqué des trois opérateurs ne s'y trompe pas. Ils justifient l'opération par la nécessité de "renforcer les investissements dans la résilience des réseaux très haut débit, dans la cybersécurité, mais aussi dans les nouvelles technologies comme l'intelligence artificielle". Traduction : mutualiser les coûts pour financer la course technologique.
Pour Orange, cette opération présente un double avantage. L'opérateur historique, dont la capitalisation boursière s'élevait à environ 28 milliards d'euros fin septembre 2025, consoliderait son leadership en France tout en limitant sa mise financière à 27% du total, soit environ 4,6 milliards d'euros. Un ticket d'entrée relativement modeste pour sécuriser durablement sa position dominante.
Free-Groupe iliad, de son côté, verrait dans cette acquisition l'opportunité de se renforcer significativement sur le segment B2B, un marché estimé à environ 8 milliards d'euros en France et dominé aujourd'hui par Orange (45% de parts de marché) et SFR (25%). Pour Bouygues Telecom, enfin, l'enjeu est de compenser sa plus faible taille en acquérant des actifs stratégiques (notamment le réseau rural de SFR) qui lui permettraient d'égaler, voire de dépasser, Free en nombre de clients.
Les risques et les inconnues d'un dépeçage à trois
Reste que cette opération comporte des risques non négligeables. Les opérations de découpage d'actifs entre plusieurs acquéreurs sont notoirement complexes, notamment pour la répartition des clients, des systèmes informatiques et des équipes. Le communiqué mentionne une "période de transition" gérée par une société commune, mais les détails opérationnels restent flous.
Sur le plan social, SFR employait environ 9 000 salariés fin 2024, et les syndicats ont déjà alerté sur les risques de suppressions de postes liées aux doublons et aux synergies. Le communiqué indique que l'opération sera soumise à la consultation des instances représentatives du personnel, mais il est peu probable que cette étape soit une simple formalité.
Enfin, il subsiste une incertitude majeure : il n'y a "aucune certitude à ce stade que cette offre indicative puisse aboutir à un accord". Patrick Drahi pourrait juger l'offre insuffisante ou privilégier une autre solution (vente à un fonds d'investissement, recapitalisation, voire démantèlement complet du groupe). Selon Bloomberg, Drahi aurait reçu plusieurs manifestations d'intérêt de fonds d'infrastructure, mais aucune n'aurait débouché sur une offre formelle.
Vers un nouveau paysage des télécoms françaises
Si elle aboutit, cette opération marquerait un tournant historique pour le secteur des télécommunications en France. Le marché, longtemps caractérisé par une concurrence intense entre quatre opérateurs, se stabiliserait autour de trois acteurs de taille comparable : Orange resterait leader, Bouygues Telecom et Free-Groupe iliad deviendraient des challengers renforcés.
Pour les consommateurs, les conséquences restent à déterminer. Certains économistes craignent une remontée des prix dans un marché moins concurrentiel, tandis que les opérateurs promettent au contraire des investissements accrus dans la qualité de service et l'innovation. Le débat promet d'être vif lors de l'examen par les autorités de régulation.
En attendant, les équipes de direction d'Orange, Free et Bouygues Telecom planchent sur les due diligences et la préparation d'une offre formelle. Le dénouement de cette saga, qui pourrait prendre plusieurs mois, voire plus d'un an, redessinera durablement la carte des télécoms françaises. Un feuilleton à suivre de près.
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