Microsoft & l'Éducation nationale : quand la souveraineté numérique s'arrête à la facture

Microsoft & l'Éducation nationale : quand la souveraineté numérique s'arrête à la facture

74 millions d'euros minimum, potentiellement 152 millions. C'est le montant du contrat signé le 14 mars 2025 entre l'Éducation nationale française et Microsoft. Une somme colossale qui tombe à un moment où le discours politique sur la souveraineté numérique européenne n'a jamais été aussi présent dans les discours officiels.

La souveraineté numérique à géométrie variable

Impossible de ne pas noter l'ironie chronologique. Seulement quatre jours après cette signature, Clara Chappaz, ministre déléguée à l'IA et au numérique, tenait un discours offensif sur l'importance de privilégier les solutions européennes lors des commandes publiques. La ministre allait même jusqu'à déclarer que le recours "aux offres européennes ne doit plus être un tabou aujourd'hui".

L'histoire se répète avec une troublante similitude. En 2015 déjà, un accord du même type entre le ministère et Microsoft avait provoqué un tollé chez les défenseurs du logiciel libre, les associations et les syndicats enseignants. Dix ans plus tard, mêmes causes, mêmes effets.

Ce nouvel accord concerne principalement l'enseignement supérieur et les services centraux du ministère — et non l'ensemble du secteur scolaire. Il s'agit d'un marché annuel renouvelable jusqu'à 48 mois.

Les arguments avancés : praticité VS souveraineté

Les partisans de cet accord mettent en avant plusieurs bénéfices. La standardisation faciliterait la formation des enseignants et des élèves. L'accès aux plateformes collaboratives de Microsoft offrirait des outils de gestion de classe performants et une cybersécurité robuste.

Il faut reconnaître une réalité terrain : les services Microsoft sont déjà largement implantés dans les établissements et services administratifs. La majorité des enseignants et des élèves utilisent quotidiennement ces solutions. Changer ces habitudes représenterait un choc considérable en termes d'adaptation et de formation.

Le malaise de la contradiction

Ce contrat incarne parfaitement cette position ambivalente de l'État français en matière numérique. D'un côté, la volonté affichée de réduire la dépendance technologique envers les géants américains. De l'autre, des contrats toujours plus importants avec ces mêmes acteurs.

La contradiction apparaît encore plus flagrante lorsqu'on constate que Vincent Coudrin, directeur de projet interministériel cloud à la Dinum, affirme que "au sein de l'État central, l'empreinte des hyperscalers américains est quasiment nulle". Une déclaration qui semble difficilement conciliable avec ce nouvel accord de plusieurs dizaines de millions d'euros.

Plus troublant encore, cette situation va à l'encontre de l'article L123-4-1 du code de l'éducation, modifié par la loi du 22 juillet 2013, qui stipule explicitement que "le service public de l'enseignement supérieur met à disposition de ses usagers des services et des ressources pédagogiques numériques. Les logiciels libres sont utilisés en priorité".

Des alternatives existent pourtant

Contrairement aux idées reçues, des solutions françaises et européennes sont disponibles. L'État a d'ailleurs investi, dans le cadre du plan France 2030, dans un consortium d'éditeurs développant une solution collaborative souveraine baptisée CollabNext.

Paradoxalement, le ministère avait annoncé en 2023 l'interdiction prochaine des offres gratuites de Microsoft Office 365 et de Google Workspace dans les écoles, précisément pour leur non-conformité aux exigences européennes sur la protection des données. Cette décision devait s'appliquer début 2024, mais ce nouvel accord semble compromettre cette orientation.

L'enjeu crucial des données personnelles

Au-delà de l'aspect économique, ce choix soulève des questions fondamentales sur la protection des données des élèves et des enseignants. Selon le Baromètre du numérique 2025, 28% des Français craignent une utilisation inappropriée de leurs données personnelles, une préoccupation en hausse de 13 points par rapport à 2023.

Confier les données du système éducatif à une entreprise soumise aux lois extraterritoriales américaines pose question, particulièrement depuis les révélations Snowden et l'invalidation des accords Safe Harbor puis Privacy Shield par la justice européenne.

Vers un changement de cap?

Clara Chappaz évoque un "changement de perception" à Bruxelles concernant la souveraineté numérique. Ce changement pourrait influencer le futur label européen de cybersécurité (EUCS) et potentiellement orienter différemment les futures décisions d'achat public.

La commande publique représente un levier essentiel pour promouvoir la souveraineté numérique, comme le soulignent Jean-Noël de Galzain et Alain Garnier dans leur rapport sur les enjeux numériques. En privilégiant dès maintenant les solutions numériques souveraines, la France pourrait reprendre le contrôle de ses données personnelles et industrielles.

L'avenir nous dira si ce contrat avec Microsoft représente les derniers soubresauts d'une politique dépassée ou s'il confirme la persistance d'une dépendance technologique que les discours officiels ne parviennent pas à masquer.