Les géants tech dans la ligne de mire européenne face à Trump

Confrontée aux nouvelles taxes douanières américaines, l'Union européenne envisage de riposter en ciblant les services numériques américains. Cette stratégie pourrait transformer un conflit commercial classique en bataille pour la souveraineté numérique européenne.
Le protectionnisme américain frappe à la porte
Le 3 avril 2025, Donald Trump a déclenché ce qu'il qualifie lui-même de "jour de libération" pour l'économie américaine. Sa décision ? Imposer un droit de douane plancher de 10% sur toutes les importations aux États-Unis, complété par des surtaxes spécifiques selon les pays : 20% pour l'Union européenne, 34% pour la Chine, et jusqu'à 49% pour le Cambodge.
Ces mesures protectionnistes d'envergure entreront en vigueur dès le 5 avril pour le seuil minimal, tandis que les surtaxes ciblées s'appliqueront à partir du 9 avril. Certains produits comme les lingots d'or, les médicaments, les semi-conducteurs ou l'énergie bénéficieront d'exemptions.
Pour justifier ce traitement sévère envers l'Europe, l'administration Trump avance un chiffre surprenant : l'UE taxerait les produits américains à hauteur de 39%. Un calcul contesté par Bruxelles et démenti par les statistiques officielles de la Commission européenne, qui situent le taux moyen des droits de douane sur les produits américains à seulement 4%.
Le chiffre de 39% proviendrait d'une division simpliste du déficit commercial américain vis-à-vis de l'UE par le volume des importations européennes – une méthode qualifiée par les économistes de dépourvue de fondement scientifique.
La riposte européenne se dessine
La réaction européenne n'a pas tardé. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a qualifié ces nouvelles taxes de "coup majeur" pour l'économie mondiale. Tout en privilégiant la négociation, elle a clairement indiqué que l'UE préparait "un nouveau paquet de contre-mesures".
Depuis Samarkand, en Ouzbékistan, elle a précisé : "Nous sommes déjà en train de finaliser un premier paquet de contre-mesures en réponse aux droits de douane sur l'acier. Et nous nous préparons maintenant à d'autres contre-mesures, afin de protéger nos intérêts et nos entreprises si les négociations échouent."
La France a emboîté le pas, Emmanuel Macron réunissant dès le 3 avril les "représentants des filières impactées". Sophie Primas, porte-parole du gouvernement français, a évoqué une riposte en deux temps : une première mi-avril ciblant l'aluminium et l'acier, puis une seconde fin avril visant "l'ensemble des produits et services".
Les services numériques américains : une cible stratégique
Parmi les options de riposte, une mesure se démarque particulièrement : la taxation des services numériques américains. Sophie Primas l'a explicitement mentionné : "On va attaquer aussi les services. C'est par exemple les services numériques qui aujourd'hui ne sont pas taxés et qui pourraient l'être."
Ce choix stratégique n'est pas fortuit. Si l'UE présente un excédent commercial de 156,6 milliards d'euros avec les États-Unis pour les marchandises, elle accuse en revanche un déficit de 108,6 milliards d'euros pour les services. Les géants technologiques américains représentent donc une cible pertinente pour équilibrer la balance.
Une telle taxation pourrait viser :
- La publicité en ligne
- Les plateformes de mise en relation comme Amazon
- Les services de cloud computing
- Les services de messagerie
- Les logiciels informatiques comme Microsoft Office
Une stratégie à multiple facettes
L'approche européenne de taxation des services numériques américains présente plusieurs avantages tactiques :
- Elle serait immédiatement perceptible aux États-Unis, particulièrement auprès des PDG des grandes entreprises technologiques qui ont souvent soutenu activement Donald Trump.
- Elle pourrait stimuler l'intérêt pour des alternatives locales européennes, renforçant la souveraineté numérique de l'UE – un objectif stratégique de longue date pour Bruxelles.
- Elle ciblerait précisément un secteur où les États-Unis sont excédentaires, permettant un rééquilibrage commercial plus équitable.
La France a déjà expérimenté cette approche avec sa "taxe GAFA" adoptée en 2019, imposant un taux de 3% sur le chiffre d'affaires des grandes entreprises du secteur. Cette expérience pourrait servir de modèle à une initiative européenne plus ambitieuse.
Qui paiera réellement la facture ?
Une question demeure : qui supportera vraiment le poids de ces nouvelles taxes ? Une étude d'impact réalisée lors de la mise en place de la taxe française estimait que la charge fiscale serait répartie de façon surprenante :
- 55% supportée par les consommateurs
- 40% par les entreprises utilisant les plateformes numériques
- Seulement 5% par les géants tech ciblés
Marianne Lumeau, spécialiste d'économie numérique à l'université de Rennes, confirme : "Une augmentation des taxes viendrait se répercuter sur les consommateurs et sur les entreprises européennes qui utilisent largement les services numériques des entreprises américaines."
Cette réalité souligne la dépendance numérique de l'Europe vis-à-vis des États-Unis, alors même que "l'Europe est le deuxième marché des services numériques après celui nord-américain". Certains y voient toutefois une opportunité pour des entreprises européennes comme la messagerie Treebal ou le service de cloud OVH de gagner des parts de marché dans un secteur dominé par les géants américains.
Au-delà du commerce : la souveraineté numérique en jeu
Cette crise commerciale révèle les vulnérabilités de l'Europe en matière de souveraineté numérique. L'extraterritorialité du droit américain, notamment via le Cloud Act de 2018, permet aux agences de renseignement américaines d'accéder aux données stockées sur des serveurs étrangers dès lors qu'ils sont opérés par des entreprises de droit américain.
Cette situation a conduit à recommander aux entreprises européennes de privilégier des prestataires de services informatiques soumis au droit européen et dont les serveurs sont situés au sein de l'UE. La taxation des services numériques américains s'inscrirait donc dans une stratégie plus large visant à renforcer l'autonomie numérique européenne.
Négociation ou confrontation ?
Si l'UE privilégie la voie de la négociation, elle se prépare néanmoins à l'escalade. Bruxelles dispose déjà de deux listes de produits américains susceptibles d'être frappés par des droits de douane. La taxation des services numériques viendrait compléter cet arsenal de mesures de rétorsion.
Cependant, l'interdépendance économique entre les deux blocs (un flux commercial total de 1,6 milliards d'euros) rend une guerre commerciale totale coûteuse pour les deux parties.
Une réponse qui dépasse le simple conflit commercial
Face à l'offensive douanière américaine, l'UE doit protéger ses intérêts économiques tout en évitant l'escalade. La taxation des services numériques américains apparaît comme une riposte stratégique permettant à la fois de répondre aux mesures de Trump et de renforcer la souveraineté numérique européenne.
Cette crise soulève des questions fondamentales sur la restructuration des échanges mondiaux et la place de l'Europe dans cette nouvelle configuration. Entre volonté de dialogue et préparation au conflit, l'UE cherche un équilibre délicat pour défendre ses intérêts tout en limitant l'impact économique sur ses entreprises et ses consommateurs.
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