La lutte antipiratage dérape en Europe, les FAI français s'inquiètent
Blocage antipiratage : les FAI européens dénoncent une dérive dangereuse menaçant l'intégrité du réseau, tandis que la France s'engage dans une escalade technologique controversée.

Les fournisseurs d'accès internet européens tirent la sonnette d'alarme face à une intensification préoccupante des mesures antipiratage. L'association EuroISPA, représentant plus de 3 300 FAI du continent, dénonce des blocages de plus en plus invasifs qui menacent l'intégrité même du réseau.
Des incidents techniques qui dépassent les cibles initiales
Le système italien "Piracy Shield" a provoqué en février 2024 une panne majeure rendant Google Drive inaccessible pendant plus de 12 heures. Cette défaillance n'est pas un cas isolé. En Espagne, LaLiga a obtenu le blocage d'adresses IP partagées, entraînant la mise hors ligne de services parfaitement légitimes sans préavis. L'Autriche a connu des situations similaires, où des sites d'ONG, de médias et de boutiques en ligne sont devenus des victimes collatérales.
Ces incidents illustrent une tendance dangereuse : l'élargissement progressif du périmètre d'intervention sans garanties techniques suffisantes. Les FAI craignent que ces mesures, initialement conçues pour cibler des pirates bien identifiés, ne deviennent des outils aux conséquences imprévisibles.
La France s'engage sur une voie risquée
Longtemps considérée comme un modèle d'équilibre, la France connaît sa propre escalade. En mai 2025, le tribunal judiciaire de Paris a pris une décision sans précédent en ordonnant le blocage de sites pirates directement au niveau des fournisseurs de VPN. Cette extension du champ d'action constitue un tournant majeur dans la stratégie française.
Parallèlement, l'ARCOM intensifie ses opérations avec des "commandos" anti-IPTV organisés chaque week-end. Ces interventions d'urgence, bien qu'efficaces à court terme, augmentent les risques d'erreurs de ciblage. Le projet législatif le plus alarmant reste la proposition de loi Lafon, récemment adoptée par le Sénat, autorisant un système de blocage automatisé sans consultation préalable de l'ARCOM. Cette évolution vers un "Piracy Shield à la française" fait craindre une reproduction des problèmes italiens.
Le modèle français défendu par ses acteurs
Face à ces critiques, la Fédération Française des Télécoms (FFTélécoms) défend vigoureusement l'approche nationale. L'organisation met en avant l'efficacité du dispositif encadré par l'article L.333-10 du Code du sport, qui permet des blocages rapides sous supervision des autorités compétentes.
Les résultats semblent leur donner raison : depuis 2022, plus de 7 000 noms de domaine ont été bloqués grâce à ce mécanisme. La FFTélécoms insiste cependant sur trois principes fondamentaux : intervention uniquement sur ordre judiciaire ou administratif, liberté technique des opérateurs, et prise en charge financière par les ayants droit.
Cette position contraste avec les demandes d'harmonisation européenne. Les opérateurs français (à l'exception notable de Free) considèrent que leur système national constitue déjà un équilibre satisfaisant.
Un affrontement technique et juridique qui s'intensifie
L'escalade ne se limite plus aux sites traditionnels. Les autorités italiennes ont récemment contraint Cloudflare à bloquer tous les domaines et adresses IP présents dans leur système Piracy Shield, ciblant les services CDN, DNS et VPN de l'entreprise américaine sous peine d'amendes journalières de 10 000 euros.
En France, la proposition Lafon prévoit des sanctions sévères : jusqu'à 300 000 euros d'amende et trois ans d'emprisonnement pour la mise à disposition de services de piratage sportif. Cette criminalisation accrue inquiète les défenseurs des libertés numériques.
EuroISPA plaide pour un Internet "sûr mais ouvert" et s'oppose à toute surveillance généralisée. L'organisation rappelle que ces mesures contredisent l'esprit du Digital Services Act européen et demande à la Commission d'attendre sa mise en œuvre complète avant d'imposer de nouvelles règles.
La Commission européenne doit rendre ses conclusions d'ici novembre 2025. D'ici là, l'avenir d'un Internet ouvert se joue dans cette bataille où chaque camp défend sa vision de l'équilibre entre protection des droits d'auteur et préservation des libertés numériques.
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