EuroStack : le plan européen pour échapper à la colonisation numérique

L'Europe lance son plan EuroStack pour échapper à la domination américaine du numérique et reconquérir sa souveraineté technologique.

EuroStack : le plan européen pour échapper à la colonisation numérique

L'Europe verse chaque année 264 milliards d'euros aux géants tech américains pour des services cloud et logiciels. Cette dépendance massive fragilise son économie et sa sécurité. Face à cette situation, le collectif EuroStack, regroupant plus de 200 acteurs du numérique européen, a dévoilé le 10 mai un livre blanc détaillant sa stratégie pour construire une alternative crédible au monopole américain.

Une prise de conscience tardive mais salutaire

La quantification récente de la dépendance numérique européenne par l'étude Cigref/Astérès a provoqué un véritable électrochoc. Avec 83% des dépenses cloud européennes captées par les fournisseurs américains, le continent s'est progressivement transformé en ce que certains experts qualifient désormais sans détour de "colonie numérique".

L'initiative EuroStack a émergé début 2025, portée initialement par une coalition d'entrepreneurs et d'experts technologiques européens. En mars, une première lettre ouverte signée par des dirigeants d'entreprises comme Airbus, OVHcloud ou Proton alertait sur l'urgence d'agir. Cette mobilisation s'inscrit dans un contexte géopolitique particulièrement tendu, renforcé par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche et ses décisions remettant en question certains mécanismes de protection des données transatlantiques.

Le rapport Draghi avait déjà souligné en 2024 que l'incapacité de l'Europe à tirer parti de la révolution numérique constituait une cause majeure de son retard économique. EuroStack transforme cette analyse en plan d'action concret.

Une stratégie pragmatique en trois axes

Le livre blanc "Deploying the EuroStack: What Needs to Happen Now" ne se contente pas d'un constat alarmiste, il propose une feuille de route opérationnelle structurée autour de trois piliers stratégiques.

Le premier, "Acheter européen", vise à transformer la commande publique en levier stratégique. Concrètement, il s'agit d'établir une définition claire de ce qu'est un fournisseur numérique européen, puis d'imposer progressivement des quotas d'achats auprès de ces acteurs. Cette approche s'inspire du "Buy American Act" américain, tout en valorisant l'ouverture technique via les standards ouverts.

Le deuxième axe, "Vendre européen", propose de cartographier et coordonner les solutions numériques existantes pour créer un écosystème cohérent. Francesco Bonfiglio, directeur général de Dynamo, insiste : "Nous pouvons inverser la tendance en valorisant ce que nous avons déjà". La création d'un hub d'intelligence de marché faciliterait l'interopérabilité et la visibilité des solutions européennes.

Le troisième pilier, "Financer européen", ambitionne de mobiliser des capitaux publics et privés, notamment via la création d'un Fonds EuroStack dédié. Ce mécanisme permettrait de combler les lacunes stratégiques et d'accompagner les entreprises à fort potentiel dans leur croissance.

Des bénéfices économiques tangibles

L'enjeu n'est pas seulement technologique mais profondément économique. D'après les analyses du cabinet Astérès pour le Cigref, réorienter ne serait-ce que 15% des achats numériques vers des fournisseurs européens créerait 463 000 emplois à l'horizon 2035. Un secteur numérique européen plus dynamique engendrerait également un gain de productivité estimé à 1,2%.

Sur le plan stratégique, l'initiative permettrait de réduire drastiquement les risques liés à la dépendance technologique, particulièrement sensibles dans des secteurs comme la défense, la santé ou l'énergie. Contrairement aux approches protectionnistes, EuroStack mise sur l'interopérabilité et l'innovation ouverte comme moteurs de compétitivité.

Des solutions déjà opérationnelles mais éparpillées

L'Europe ne part pas de zéro. De nombreuses briques technologiques souveraines existent déjà : solutions d'orchestration Kubernetes européennes, systèmes de stockage distribué chiffré, connecteurs pour identités décentralisées ou solutions de virtualisation. Des acteurs comme OVHcloud, Scaleway ou Outscale proposent des infrastructures cloud respectueuses des normes européennes, tandis que des organismes comme l'INRIA ou le CEA Tech contribuent aux couches technologiques fondamentales.

Le défi principal reste la fragmentation de ces initiatives. "Le problème n'est pas notre capacité à innover, mais notre incapacité à fédérer nos forces et à créer un marché suffisamment puissant", résume un des signataires du livre blanc.

Une initiative qui trouve un écho politique croissant

Le timing de cette initiative coïncide avec le lancement par la Commission européenne du programme InvestAI, démontrant une prise de conscience institutionnelle des enjeux de souveraineté numérique. Le collectif EuroStack appelle désormais à une coordination rapide entre l'industrie, la Commission et les États membres pour concrétiser ces propositions.

L'initiative critique par ailleurs le "souveraineté washing" pratiqué par certains acteurs non-européens qui prétendent garantir la souveraineté de leurs clients sans contrôle effectif sur les technologies proposées.

L'Allemagne a explicitement intégré le concept d'EuroStack dans son accord de coalition gouvernementale, tandis que la France a manifesté son soutien à plusieurs reprises. Le Parlement néerlandais a également adopté des motions visant à stopper la migration vers les services cloud américains et à développer des alternatives européennes.

EuroStack représente une opportunité historique pour l'Europe de reprendre en main son destin numérique. En proposant une approche pragmatique, axée sur la coordination des forces existantes plutôt que sur la création ex-nihilo de "champions européens", l'initiative semble avoir tiré les leçons des échecs passés.