Cloud souverain français : entre ambition et paradoxes

La France relance son cloud souverain pour contrer la domination américaine, tout en signant paradoxalement un contrat Microsoft à 152M€ pour l'Éducation nationale.

Cloud souverain français : entre ambition et paradoxes
Photo by Taylor Vick / Unsplash

Le 14 avril 2025, Clara Chappaz, ministre déléguée au Numérique, officialisait la relance du projet de cloud souverain dans le cadre du plan France 2030. Une initiative qui vise à réduire la dépendance nationale aux géants américains du cloud, alors que ces derniers détiennent entre 70% et 90% du marché français. Mais cette annonce intervient dans un contexte où le gouvernement multiplie les décisions contradictoires, notamment avec l'attribution d'un contrat majeur à Microsoft par l'Éducation nationale.

Le retour d'une vieille promesse

L'idée d'un cloud souverain n'est pas nouvelle en France. Les précédentes tentatives comme Cloudwatt et Numergy n'ont pas survécu face à la compétitivité des offres américaines. Les services publics et entreprises françaises ont massivement migré vers AWS, Microsoft Azure ou Google Cloud, attirés par leurs fonctionnalités avancées et leurs économies d'échelle.

Le problème? Ces solutions sont soumises au CLOUD Act, cette législation américaine permettant aux autorités US d'accéder aux données stockées par leurs entreprises, quel que soit leur lieu d'hébergement physique. Pour les institutions françaises et européennes, la situation est problématique: comment garantir la confidentialité des données stratégiques dans ces conditions?

L'évolution pragmatique du concept

La vision du cloud souverain a évolué avec le temps. D'abord stricte sur l'origine des technologies, elle a progressivement laissé place à une approche plus pragmatique. Le label "cloud de confiance" (anciennement SecNumCloud) délivré par l'ANSSI autorise désormais l'utilisation de technologies étrangères sous licence par des opérateurs français, à condition de garantir l'imperméabilité aux lois extraterritoriales.

Cette nouvelle approche permet de combiner le meilleur des deux mondes: bénéficier des technologies de pointe tout en préservant le contrôle des données. Une stratégie qui semble désormais privilégiée par le gouvernement.

Un écosystème français solide mais fragile

La France dispose déjà d'acteurs reconnus dans le secteur: OVHCloud, Outscale, Scaleway ou Orange Business. Leurs infrastructures n'ont techniquement rien à envier aux offres IaaS américaines et présentent même parfois un meilleur rapport prix/puissance selon les experts.

Pour renforcer cette base existante, le gouvernement prévoit une enveloppe de plusieurs dizaines de millions d'euros et la création d'un Observatoire de la souveraineté numérique, ainsi qu'un Comité stratégique de filière dédié.

La controverse Microsoft à l'Éducation nationale

C'est dans ce contexte que le ministère de l'Éducation nationale a récemment attribué un contrat de 74 millions d'euros minimum (pouvant atteindre 152 millions) à Microsoft pour l'équipement de ses services centraux et des établissements d'enseignement supérieur.

Cette décision a provoqué une onde de choc dans l'écosystème numérique français. Et pour cause: elle contredit directement plusieurs directives officielles, notamment:

  • Une circulaire récente du ministère appelant à exclure "toute utilisation de solution non souveraine dans le domaine de l'éducation"
  • La position du même ministère qui, en 2022, avait formellement exclu l'utilisation des solutions Microsoft et Google dans les établissements scolaires
  • La doctrine "Cloud au centre" qui, depuis 2021, recommande aux administrations d'opter pour des services qualifiés SecNumCloud

Une mobilisation grandissante

Face à ces contradictions, des voix s'élèvent. Le député Philippe Latombe a déposé une question au gouvernement demandant la dénonciation du contrat Microsoft. Des organisations professionnelles comme Hexatrust, qui fédère les acteurs français de la cybersécurité et du cloud, ont exprimé leur "consternation".

L'enjeu économique est considérable: la valeur des données personnelles des internautes européens dépasserait 8% du PIB européen (plus de 1000 milliards d'euros), mais cette valeur est aujourd'hui captée principalement par des entreprises américaines.

Des choix qui engagent l'avenir numérique français

Cette nouvelle initiative pour un cloud souverain intervient à un moment critique où la dépendance technologique française pose question. Au-delà des discours, c'est la cohérence des décisions publiques qui déterminera la réussite du projet.

Plusieurs défis devront être relevés: assurer la compétitivité des offres françaises, sensibiliser les utilisateurs aux enjeux de souveraineté, et surtout aligner les politiques d'achat public avec les ambitions stratégiques nationales.

L'exemple du contrat Microsoft illustre la difficulté à traduire en actes une volonté politique de souveraineté numérique. Entre pragmatisme économique à court terme et vision stratégique de long terme, les choix actuels dessineront le paysage numérique français des décennies à venir.